Politique des acteurs
Ces quelques propos qui reprennent et développent un travail personnel publié en anglais aux Etats Unis (Racism in the Western, Revisionis Press, New York, 1981) ne sont que de simples réflexions sur un sujet très vaste et complexe qui a déjà été abondamment exploré. On se bornera à citer le remarquable travail de Mathieu Lacque-Labarthe Les Indiens dans le cinéma américain, Presses Universitaires de Paris, 2013) qui représente la somme de ce que l’on peut écrire sur le sujet. Il nous a néanmoins paru que certaines des conclusions de la présente étude ne sont pas nécessairement redondantes par rapport à d’autres écrits et que le lien entre le choix de l’acteur et le personnage historique qu’il incarne n’a pas toujours été suffisamment souligné.
Il aura fallu attendre Dances with wolves (Danse avec les loups) de Kevin Costner en 1990 pour voir enfin des rôles d’indiens entièrement interprétés par des Amérindiens.(1)
L’Indien (ou Native American pour s’en tenir à la terminologie contemporaine) occupe une place centrale dans le Western, et ce depuis le début du XXème siècle. Mais la tradition qui s’est maintenue jusqu’à la période post hollywoodienne de faire jouer à des acteurs blancs les rôles d’Indiens, même dans les films ouvertement favorables à leur cause (Tell them Willie Boy is here d’Abraham Polonski, 1969) a banni presque totalement les acteurs de ce groupe ethnique de l’écran en dehors de la simple figuration.
Une des questions qu’on peut se poser à partir de ce constat amène d’abord à réfléchir sur la charge symbolique de ce choix. Les acteurs incarnant des Indiens à l’écran ont-ils étaient choisis en fonction de leur ressemblance présumée avec les hommes et femmes de ce peuple, ou bien sur d’autres critères moins avouables ?
L’ouvrage d’Allen Eyles, The Western, an illustrated guide, (1967) offre quelques éclaircissements à cet égard. Classement alphabétique des acteurs, metteurs en scène et techniciens qui ont travaillé sur ce genre il présente un certain nombre d’acteurs blancs ayant interprété des rôles d’Indiens :
Acosta (Rodolfo) : One of the screen most familiar Indians (…) He has appeared in Hollywood films since 1950 (…) usually cast among the villains. ( Un des Indiens les plus connus à l’écran, jouant habituellement des rôles de méchants/durs)
De Cova (Frank): In his Westerns a specialist at playing Indians. (Some Spanish-Mexicans, too) : Dans ses westerns un spécialiste des rôles d’indiens …et de Mexicains également.
NDRL : De Cova était un acteur italo-américain qui joua aussi des rôles de maffieux à la télévision.
Mac Donald (Ian): He has been an Indian and a villain in numerous Westerns. (Il a interprété un Indien ou un méchant dans de nombreux westerns)
Palance (Jack): His performance as the quiet, sinister killer Wilson in Shane (L’homme des vallées perdues), established him as a notable new heavy. (Son interprétation du tueur sinistre et silencieux dans Shane fit de lui un remarquable nouveau dur) Palance joue le rôle du fils d’un chef Apache dans Arrowhead
Quinn (Anthony) : His first role was a gangster, his second a Cheyenne Indian in De Mille’s The Plainsman (Une aventure de Buffalo Bill), both types of parts he repeated many times over the years”. (Son premier rôle fut celui d’un gangster, son second celui d’un Indien Cheyenne il devait reprendre ces deux types de rôles de nombreuses fois au fil des ans)
Un autre ouvrage datant de la même époque The heavies) d’Elisabeth et Ian Cameron (Studio Vista, London, 1962) fournit encore quelques compléments d’information.
Dressant une liste de tous les acteurs spécialisés dans les rôles de durs et de méchants dans le cinéma américain hollywoodien (1930-1960), il mentionne les noms précédemment cités plus quelques autres qui relèvent de la même filiation tels Robert Wilke et Adam Williams qui interprètent des rôles d’indiens dans The Hallelujah Trail de de John Sturges. Mais c’est la notule consacré à Charles Bronson qui est la plus édifiante :
« He also looks as much like an Indian as anyone else who plays them. He had an Indian period in the mid-fifties” (Il ressemble autant à un indien que n’importe lequel de ceux qui en ont joué. Il a eu une période indienne au milieu des années cinquante)
Bronson a campé on s’en souvient un étonnant Captain Jack dans le beau western de Delmer Daves Drum beat (L’aigle solitaire,1953)consacré au chef Modoc qui offrit une résistance farouche aux envahisseurs blancs. Il fut aussi un Apache humilié par les blancs et qui se venge avec une férocité implacable contre ceux qui ont violé sa femme et tué son ami dans Chato’s land ( Les Collines de la Terreur) Michael Winner, 1972)
Boris Karloff qui fut l’interprète de la créature du docteur Frankenstein dans la trilogie mythique des années trente (Frankenstein, Bride of Frankenstein, Son of Frankenstein) et qui se spécialisa dans les rôles de monstres ou de personnages troubles et menaçants, fut un chef Sénéca particulièrement inquiétant dans Unconquered (Les conquérants d’un nouveau monde, Cecil B de Mille, 1947).
Dans un domaine un peu différent, mais tout aussi significatif quant à la manipulation subliminale signalons l’acteur Hank Worden spécialisé chez John Ford dans des rôles de simples d’esprit (La Prisonnière du désert entre autres) qui incarne l’indien Poor Devil (Pauvre diable) dans le western de Howard Hawks (The big sky/La captive aux yeux clairs)
Confier systématiquement des rôles d’indiens à des acteurs à l’image de dur, de voyou ou de benêt, n’est pas innocent, le spectateur fera tout naturellement le lien entre brutalité, violence, stupidité et le monde de l’Indien.
On aboutit parfois à des situations surréalistes quant au lien entre l’origine ethnique de l’acteur/actrice et le personnage qu’il/elle est censé représenter.
Dans le film d’Edward Dmytrick Broken Lance (La lance brisée, 1954) un riche propriétaire a épousé une indienne si bien que la plupart de ses amis ne lui rendent plus visite. Les quelque uns qui lui sont restés fidèles affectent de prendre cette femme pour une mexicaine et l’appellent señora. L’actrice qui joue le rôle de la femme du rancher est Katy Jurado, elle est non seulement blanche mais mexicaine. A l’écran c’est une indienne que certains font semblant de considérer comme une mexicaine, alors qu’en réalité c’est une mexicaine que les spectateurs acceptent de prendre pour une indienne !
Dans les deux cas néanmoins appartenir à la race indienne est un sérieux handicap, dans le film ses trois beaux fils et les amis de son mari la méprisent pour être une Comanche et dans le monde hollywoodien son rôle a été confié à une blanche car les préjugés de l’époque empêchaient de le confier à une « native American ».
Le film se veut un pamphlet anti raciste, ce qu’il est indubitablement, mais en même temps il fonctionne à partir des clichés les plus réducteurs que l’Usine à rêves n’a cessé de répandre.
Il est arrivé cependant qu’un acteur indien se soit vu offrir de jouer un personnage important et en particulier un grand chef de guerre (selon l’optique hollywoodienne l’indien male est forcément un guerrier). Nous verrons qu’encore une fois il y a manipulation du spectateur quant au choix du personnage historique et surtout de la race de l’acteur qui l’interprète.
Essayons de voir quels sont les grands chefs le plus souvent montrés à l’écran et par qui ils ont été joués. L’échantillonnage portera essentiellement sur les années dix-neuf cent quarante et cinquante, âge d’or du Western classique.
Geronimo
Stagecoach (La chevauchée fantastique, John Ford, 1939) Chief White Horse (indien)
Geronimo (Paul Sloane, 1940) Chief Thunder Cloud (indien)
Valley of the sun ( La vallée du soleil (2)George Marshall, 1942, Tom Tyler( blanc)
I killed Geronimo(J’ai tué Geronimo, Jerry Hoppman, 1950) Chief Thunder Cloud
Broken arrow (La fleche brisée, Delmer Daves, 1950) Jay Silverheels (indien)
The last outpost (le dernier bastion) L.R. Poster, 1951, War Eagle (indien)
The battle at Apache Pass (Au mépris des lois), G. Sherman, 1952, Jay Siverheels
Indian uprising ( derniers jours de la nation Apache) R.Nazzaro, Miguel Inclan (blanc)
The savage (Le fils de Geronimo) G. Marshall, 1952, Chief Yowlachie (indien)
Taza son of Cochise, (Taza fils de Cochise) D. Sirk, 1954, Ian Mc Donald (blanc)
Apache, Robert Aldrich, 1954, Monte Blue (blanc)
Walk he Proud Land ,00Jesse Hibbs, 1956, Jay Siverheels
Geronimo, Arnold Laven, 1962, Chuck Connor (blanc)
Cochise
Valley of the sun ( La vallée du soleil) 1942 George Marshall, Antonio Moreno (blanc)
Fort Apache (Le massacre de Fort Apache), 1950, John Ford, Miguel Inclan (blanc)
Broken arrow( La flèche brisée), Delmer Daves, 1950, Jeff Chandler (blanc)
The battle at Apache Pass (Au mépris des lois), 1952, George Sherman, Jeff Chandler (blanc)
Conquest of Cochise, William Castle, 1953, John Hodiak (blanc)
Taza son of Cochise (Taza fils de Cochise), Douglas Sirk, 1954, Jeff Chandler (blanc)
Sitting Bull
The great Sioux uprising (L’aventure est à l’ouest), Llyod Bacon, 1953, Carol Naish, (blanc)
Fort Vengeance , (Les tuniques rouges), Leslie Selander,1953, Michael Granger, (blanc)
Sitting Bull, Sidney Salkow, 1954, Carol Naish (blanc)
Custer of the west ( Custer l’homme de l’ouest), Robert Siodmak, 1967, Kieron Moore (blanc)
Crazy Horse
They died with their boots on (La charge fantastique), Raoul Walsh, 1942, Anthony Quin (blanc)
The great Sioux massacre (Le massacre des Sioux), Sidney Salkow, 1953, Iron Eyes Cody (indien)
Sitting Bull, Sidney Salkow, 1954, Iron Eyes Cody (indien)
Chief Crazy Horse ( Le grand chef), George Sherman, 1955, Victor Mature (blanc)
La première chose qui frappe dans ce relevé, c’est l’omniprésence de Géronimo par rapport aux autres chefs historiques. Il apparait treize fois contre six fois Cochise et quatre fois Sitting Bull et Crazy Horse. Le second point qui attire l’attention c’est l’origine ethnique des acteurs qui incarnent ces personnages : Géronimo est incarné huit fois sur treize par un indien,(3) Crazy Horse deux fois sur quatre alors que Cochise et Sitting Bull ne sont jamais joués par un acteur amérindien. Ces faits ne sont pas anodins, ils recouvrent une réalité historique qui témoigne de l’ancrage dans l’imaginaire américain d’un certain nombre de données subliminales. La peur qu’a engendré l’Apache tout au long de l’histoire des Etats Unis, son image de sauvage sanguinaire et d’adversaire implacable de l’homme blanc explique sans doute que le plus déterminé d’entre eux, celui qui s’est opposé jusqu’au bout aux Américains ait été si souvent incarné par un indien. Sa présence menaçante, le rôle négatif qui lui est systématiquement dévolu, la traitrise et la perfidie constante qui marquent ses apparitions cinématographiques justifient dans une Amérique encore profondément marquée par une idéologie raciste le choix d’un acteur indien pour l’incarner.
Par contre le fait que Cochise, un autre chef de guerre Apache ait toujours été interprété par un blanc provient de l’image positive qu’il a constamment véhiculé, guerrier redoutable certes mais ouvert à la discussion, aux tentatives de conciliation avec les blancs, et connu pour son respect de la parole donnée. (Un comté de l’état d’Arizona porte son nom, hommage rarissime dans l’histoire américaine).
Ce n’est pas par hasard aussi que Sitting Bull à l’écran soit interprété par un acteur blanc. Il est l’image même du chef prestigieux qui vainquit le général Custer à la bataille du Little Big Horn et à ce titre mérite la considération accordée à un ennemi exceptionnel.
Quant à Crazy Horse interprété soit par un indien soit par un blanc, cela provient indubitablement de l’image ambivalente qui est la sienne dans la culture populaire américaine : un chef de guerre redoutable – bras droit de Sitting Bull, mais également un homme désireux de faire la paix avec les blancs comme en témoigne sa reddition après l’ultime combat contre Custer.
Luc Moullet dans cet ouvrage provocateur et passionnant : Politique des Acteurs a bien montré comment la carrière de certains grands acteurs hollywoodiens (Gary Cooper, Cary Grant, John Wayne, James Stewart) révèle des obsessions thématiques récurrentes. Il en est de même nous semble-t-il dans le choix délibéré d’un certain type d’interprètes pour incarner des amérindiens à l’écran.
(1) Nous parlons là du cinéma commercial et grand public, il y eut quelques films à caractère ethnologique entièrement interprété par des indiens auparavant.
(2) Commentaire édifiant à lire sur TVclassik : « ceux qui apprécient l’humour involontaire auront de quoi être plié en deux, notamment lors des séquences dans le camp indien, Tom Tyler en Geronimo méritant à lui tout seul le coup d’œil ».
(3) Il est à noter que la seule fois où Geronimo a été représenté d’une manière positive, il était interprété par un acteur blanc : Chuck Connor dans le film d’Arnold Laven ( 1962)